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Quand le temps disparaît

October 2018
帰りませ   そして聞きませ   虫の声
kaerimase
soshite kikimase
mushi no koe
Viens à la maison –
tu écouteras
le chant des grillons

Akiko Noguchi

Dans l’infini des possibles que la main perçoit pendant qu’elle accompagne les flux internes de température, consistance et mouvement, une seule solution va émerger, qui va répondre aux besoins exprimés. Le geste se déroule comme tout mouvement, en un certain temps, sur un certain trajet et avec une certaine intensité. À chaque instant, chacun de ces paramètres est réévalué: c’est ce qui permet à la main de savoir où et quand commencer son geste, où et quand le finir, et comment il doit cheminer entre ces deux extrêmes.

Or ces extrêmes peuvent être atteints en quelques fractions de secondes ou de millimètres, une précision étrangère à notre perception du temps social: celui des échanges à «grande louche» où l’attention est tiraillée entre les enjeux et le besoin de se faire comprendre. Il nous faut plonger dans une durée expansible et non plus celle du temps qui peut se mesurer, couper et coller. Ce plongeon nous positionne au centre de ce qui est observé.

« Notre localisation dans le monde est essentielle pour comprendre notre expérience du temps. Il ne faut donc pas confondre les structures temporelles qui existent dans le monde “vu de l’extérieur” avec les aspects du monde que nous observons, lesquels dépendent du fait que nous en faisons partie et de notre localisation dans celui-ci. » — Marco Rovelli (*)

Lorsque l’accompagnant se place au cœur des sensations internes, l’impermanence du monde apparaît dans toute sa grandeur : tout se transforme à tout instant. Température, consistance et mouvement font une ronde où chacun des trois paramètres pourrait à tout moment précéder l’autre pour la mener. Et pourtant, un certain ordre du temps s’établit: le chaud s’épanouit en fourmillements plus ou moins tendus sur une toile de fond froide, ou fraîche, les tensions s’étirent ou se contractent comme chenille qui se dore au soleil ou s’abrite du vent glacé, les ondulations changent de cap selon l’humeur, grésillent comme des adolescents survoltés ou s’engourdissent comme la marmotte au cœur de l’hiver.

Le temps immobile s’efface aujourd’hui comme neige au soleil. La science, avec l’indétermination quantique, commence à considérer le monde comme « constitué d’événements, d’occurrences, de processus, de quelque chose qui se produit, qui ne dure pas, qui se transforme continuellement ». L’immuabilité a fait son temps…

« Toute l’évolution de la science indique que la meilleure grammaire pour penser le monde est celle du changement, et non celle de la permanence. Du devenir, et non de l’être. [...] Le monde n’est pas un ensemble de choses, c’est un ensemble d’événements. » — Marco Rovelli (*)

De quoi répondre à l’invitation d’Akiko, franchir océans et passé pour écouter avec elle dans le Japon d’autrefois et la chaleur d’un foyer, le chant des grillons à nul autre pareil…

Andréine Bel

(*) Marco Rovelli. L’Ordre du temps, Editions Flammarion, 2018