séparateur paragraphe

La trace

March 2023

Sur le sable du rivage
à chaque trace de pas
le printemps s’allonge


Masoaka Shiki
traduction Corinne Atlan et Zéno Bianu
Anthologie du poème court japonais, 2002, Gallimard

Masunaga l’appelle : la « sensibilité primitive », archaïque, intuitive, vague et difficile à localiser. Kishi parle de « résonance » étendue et profonde de la main en contact avec un corps vivant. Carini la perçoit par le « toucher de l’intérieur ». En yukido, nous parlons de « toucher de la sensation interne ». Qu’y a-t-il de si spécial à ce toucher qui se distingue du « palper médical » comme de l’« exploration tactile »  en cela qu’il suit une trace invisible, maisque la sensation interne permet de découvrir ?

Vu de l’extérieur, un corps vivant et immobile donne à la main qui l’accompagne des repères assez stables. Elle analyse, classe, compare, étudie l’état du corps et de ses organes.

Mais de l’intérieur ? Est-il possible de le visiter ?

Il faut ce basculement de la perception, qui va de l’externe vers l’interne, de l’exploration vers la découverte. La main ne cherche pas, elle trouve. Elle n’essaie pas ce qui pourrait lui souffler quoi faire. Elle ne se lance pas non plus au petit bonheur la chance pour se convaincre qu’elle a de l’intuition, et que cette dernière est toujours exacte.

Ce basculement de la perception la met bien sûr sans dessus-dessous. Et c’est l’effarement qui vient en premier.

Ce mouvement organique que je sais pourtant être en constante activité (le cœur, le pouls, le péristaltisme des organes), il arrive qu’il soit remplacé par une sensation étrange : une immobilité engourdie, grésillante, contrainte. La région de ces cartilages et tendons tout à fait tranquilles et immobiles, se met à chauffer, picoter, se modeler de l’intérieur.

Oh, bien sûr, il ne s’agit pas des mêmes mouvements : en allant de la sensation externe à la sensation interne, la main entre dans la durée du vécu, celle qui s’agrandit ou se rétrécit comme sous une loupe spatio-temporelle, au point de paraître psychédélique. Les sensations se transforment alors en impressions sensorielles guidant le geste d’accompagnement des sensations internes. Ce geste peut rester immobile de longues minutes : l’organisme n’est pas prêt, il lui faut ce temps pour s’accorder. Puis soudain, venant de loin dans le corps, le signal est donné. Telle tension se forme pour émerger et révéler les besoins du corps : torsion, étirement, rapprochement, balancement... Telle pression appelle ailleurs, ou tout près, pour que la main presse et comble cet abîme laissé par un choc, une chute, une toxine... pas encore « digérés »par l’organisme.

Il en assimile beaucoup, l’organisme, de ces épreuves qui l’ébranlent profondément, mais certaines l’ont pris par surprise, ou au mauvais moment, et ont laissé des traces. Alors la main se met sur la piste, celle que le corps dessine pour lui montrer le chemin. Masunaga et Kishi diraient des méridiens, pas ceux tracés sur les cartes, mais ceux qui s’activent selon les besoins du corps/esprit et que la main découvre.

Elle chemine, la main, suit les ensevelissements et résurgences de ces flux qui parfois s’arrêtent, stagnent, souvent jusqu’à l’atonie. La main sait alors qu’elle ne doit plus bouger, elle écoute sans anticiper, attend sans s’attendre à rien. Mais quand l’hypertonie se manifeste, cela ne veut pas dire pour autant qu’il faut s’agiter, aller de-ci de-là. L’écoute silencieuse chère à Jean-Marc Eyssalet est toujours de mise, la tranquillité paisible de Masunaga, le sans-égo de Kishi, le cœur de ciel pur de Noguchi et le non-faire de Tsuda : tous suivent le rivage mouvant tracé par Masoaka Shiki, et leurs pas étirent le printemps à n’en plus finir. La vie ne se renouvelle-t-elle pas sans cesse ?

Livres référents :

Bergson, Henri (2013). La Pensée et le Mouvant. Paris : PUF.

Carini, Christian (1995). Les mains du cœur, la fasciapulsologie. Paris : Robert Laffont.

Eyssalet, Jean-Marc (1986). Médecine et psychologie transpersonnelle, n° 64. Question de : L’écoute sensorielle dans la rencontre thérapeutique en médecinechinoise. Paris, Albin Michel.

Kishi, Akinobu ; Whieldon, Alice (2015). Seiki, la vie en résonance, l’art secret du shiatsu. Vannes : Sully. (Version anglaise en 2011)

Masunaga, Shizuto (2010). Shiatsu et médecine orientale. Paris : Le Courrier du Livre.

Masunaga, Shizuto (2010). Les 100 récits du traitement. Paris : Le Courrier du Livre.

Morizot, Baptiste (2021). Sur la piste animale (préface de Vinciane Despret). Arles : Actes sud.

Noguchi, Haruchika (1984). Order, Spontaneity and the Body. Tokyo: Zensei, publié par Akiko Noguchi.

Tsuda, Itsuo (1973, 1975, 1976, 1978, 1979, 1980, 1981, 1982, 1983, 2014). Dix livres. Paris : Courrier du livre.