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Le sens du courant

June 2021
笹舟の  蟻のせしまゝ  流れゆき
sasabune no
ari noseshi mama
nagareyuki
Le bateau en feuille de bambou –
les fourmis restent posées dessus
elles filent sur le cours d’eau

Akiko Noguchi

S’accrocher à l’embarcation, suivre le sens du courant, et vogue la galère !

Les enfants ont fabriqué le bateau, l’histoire ne dit pas si les fourmis y sont venues d’elles-mêmes mais les voici embarquées, faisant des milles et des milles vers un monde nouveau.

À la main qui suit la sensation interne – la sienne qui rencontre celle de la partie contactée – il n’est pas question de diriger le geste qui accompagne les flux de températures, consistances et mouvements internes, ni de les quitter.

Vouloir les diriger serait illusoire : le bateau commande-t-il à l’eau ?

Les quitter, ce serait boire le bouillon : l’accompagnant n’aurait plus aucun repère.

Comment rester arrimé aux flux sur lesquels vogue la main ? En allant dans leur sens.

Le flux devient chaud ou froid ? La main se fait chaude ou froide.

Le flux devient tendu ou relâché ? La main se fait tendue ou relâchée.

Le flux devient stagnant ou agité ? La main se fait immobile ou rapide.

Alors, la main est-elle l’exact reflet des flux qu’elle contacte ?

Je l’ai longtemps cru, tellement la sensation de la main semble se confondre avec celle du corps accompagné et se transformer avec lui.

Mais quelque chose m’a mis la puce à l’oreille, un peu comme les fourmis d’Akiko-san : pourquoi alors le geste ne crée-t-il pas de désagrément à l’accompagné ? Pourquoi ce chaud ou ce froid intenses de la main sont-ils ressentis comme bénéfiques ? Cette tension, cette immobilité, ou au contraire cette mollesse et déplacements rapides, pourquoi sont-ils vécus comme fondamentaux ?

Ce qui fait qu’une embarcation tient bon malgré les courants, c’est que l’organisme vivant qui s’y trouve a des capacités insoupçonnées : il perçoit ses propres besoins sensibles et y répond spontanément dans la mesure du possible, pourvu qu’on lui en laisse la liberté.

Oh, ce n’est pas la liberté de faire n’importe quoi : il est vite rappelé aux réalités de son existence. 

Il s’agit d’une liberté pleine et entière, celle de percevoir ses besoins et d’y répondre avec toute la créativité dont il est capable. Et cette créativité, le seul travail des mains est de la laisser œuvrer en allant dans son sens pour enlever les obstacles, à son rythme. Le spontané se travaille, les compétences s’améliorent, l’écoute s’affine, les sens s’éveillent.

Bien sûr parfois la galère s’impose, les imprévus sont foison, les corps sont contraints. Mais revenir à la sensation et suivre le fil du courant nous amène des milles et des milles plus loin, là où certes nous sommes dépaysés, mais nous avons tenu bon : sortir de la navette spatiale peut donner le vertige, mais y a-t-il plus beau paysage ?

Vocabulaire du yukidō

Accompagner : en yukidō, la relation de soin se situe entre un accompagnant et un accompagné, elle consiste à « aller avec » ce qui est contacté, selon les besoins exprimés directement par l’organisme, de façon active mais non interventionniste.

Besoin sensible : expression utilisée en yukidō pour caractériser un besoin exprimé par la sensation, auquel on se doit de répondre de la manière la plus appropriée possible pour maintenir une santé physique, mentale et émotionnelle. Pendant l’accompagnement tactile, mais aussi lors de l’éveil des sensations et des muscles : indication par la sensation de ce qui est bénéfique, nécessaire et suffisant à l’organisme dans son ensemble, en termes de température, consistance et mouvement.

Flux interne : terme utilisé en yukidō pour signifier ce qui mobilise les températures, consistances et mouvements internes au corps. Les flux internes se distinguent des fluides corporels en cela qu’ils les animent et modulent. Cette notion rejoint celle des « flux d’intensité » du Corps sans organes.

Geste d’accompagnement : geste actif mais non interventionniste, que la main accomplit pour répondre aux besoins exprimés par les sensations internes et les impressions sensorielles d’accompagnement.

Réponses sensibles : elles sont apportées intuitivement, avec vérification constante de leur adéquation aux besoins sensibles.

Sensation interne : « Sensation que le sujet rapporte à son corps, à une partie de son organisme. » (TLFi)

Sensation interne d’accompagnement : lors du toucher de la sensation interne, la main perçoit sa propre sensation interne, qui fait écho ou miroir à celle de la partie accompagnée.

Spontané(le) : terme employé en yukidō pour désigner une action ou attitude à l’interface entre le volontaire et l’involontaire.

Spontanéité : ce mot vient du latin ‘sponte’ : la volonté, et de ‘spontaneus’ : selon sa volonté, librement, de façon autonome, de soi-même. En yukidō nous pourrions parler de « volonté du corps » pour désigner ce que l’on accompagne.