Une première lueur éclaire nos sens dans une perception immédiate du monde, de nous-mêmes et de notre interaction avec lui.
Sortir de l’obscurité n’est pas chose simple, cela demande l’éclairage de la conscience sur ce que nous observons. Nos sens nous renseignent à la fois sur ce qui nous entoure et sur notre vécu. Entre perception et interprétation, il y a la représentation que nous avons du monde et de nous-mêmes.
La représentation donne une image interne de ce qui est perçu, de l’extérieur comme de l’intérieur. La chaleur d’un poêle et celle donnée par la fièvre ne sont pas ressenties comme étant les mêmes, mais, en cas de doute, l’une comme l’autre peuvent être objectivées par un thermomètre d’ambiance ou médical. Les deux sensations nous alertent et nous guident sur nos besoins ou absence de besoin. Mais déjà le contexte culturel va influer sur leur lecture. Le ressenti se teinte du rapport que l’on entretient avec la chaleur et avec la fièvre. Revenir à la sensation permet une représentation plus neutre, moins teintée d’émotion, du sentiment qu’elle provoque et de l’interprétation qui s’ensuit. Cela nous amène à observer cette homéostasie à l’œuvre en tout être vivant depuis que la vie existe et perdure.
Cette première image donnée par la perception gagne à être située : s’agit-il de sensation externe, venant de l’extérieur, ou de sensation interne, venant de l’intérieur ? Dans le cas de la chaleur ambiante versus fièvre, la distinction ne prête guère à confusion : même si l’une et l’autre peuvent être confondues un instant, elles sont élucidées par les thermomètres, ou juste la main qui frôle le front : si mon front est frais à ma main, c’est la pièce qui est chaude et non mon organisme qui a déclenché une fièvre.
Mais dans le cas d’une inflammation, la sensation interne localisée est chaude, et la peau se réchauffe à cet endroit précis. Pourtant, la main qui accompagne peut très vite percevoir un froid interne et devenir froide elle-même avant de se réchauffer au bout de quelques minutes. Comment est-ce possible ?
La main a deux sortes de capteurs.
Ceux de la peau sont dits extéroceptifs. Ce sont eux qui nous permettent de percevoir les formes, températures, consistances et mouvements des organes (la peau, les os, le foie etc.). Masseurs, kinésithérapeutes et ostéopathes etc. arrivent, par le palper, à se représenter le volume, la texture et le péristaltisme de tel ou tel organe ou fluide, le degré de froid ou chaud de la peau etc. Il s’agit de la perception externe de la main, celle qui « voit » que la cheville devient chaude quand elle a été foulée.
Puis il y a les capteurs internes à la main, dits intéroceptifs et proprioceptifs le long des muscles, tendons et nerfs. Ils nous indiquent la douleur ou le bien-être, les températures, consistances et mouvements des flux qui animent les organes, la position de la main etc. L’intéroception nous dit que sous l’inflammation causée par la foulure, il y a un excès de froid causé par le choc, froid interne qui oblige la cheville a retrouver sa chaleur en l’accentuant.
Le problème avec ce type de sensation est qu’il nous habite à chaque instant de notre vie, mais que nous ne le percevons généralement que lorsque quelque chose ne va pas : fièvre ou inflammation ne se déclenchent qu’en cas d’infection, choc ou irritation par exemple. Le reste du temps, la sensation interne se fait oublier.
Dans l’art du soin par les mains, nous nous rendons assez vite compte que la sensation extéroceptive peut se développer : cartes anatomiques, représentations imagées des organes et du fonctionnement du corps humain, bien que standardisées, nous aident à percevoir les organes et leurs fluides. Le drainage lymphatique par exemple va se faire à partir d’une connaissance de l’emplacement des réserves et circuits de la lymphe.
Mais comment développer l’intéroception et la proprioception ? Comment éclairer de notre conscience les sensations internes, profondes par nature ?
En portant le regard dans la main, dans le corps.
Ce regard devra faire abstraction de la sensation extéroceptive : la forme du foie ou de la rate, la texture et température de la peau, le battement des pouls, le péristaltisme des intestins... toutes choses qui nourrissent la perception externe des organes, assez constante pour être évaluée. Pourquoi cette abstraction ? Pour donner voix à ce qui forme et anime les organes : les flux constamment changeants de température, consistance et mouvements internes, ceux-là même qui traduisent l’homéostasie.
C’est d’un retournement de la perception qu’il s’agit, de l’extérieur vers l’intérieur, une mouvance qui plonge dans la durée de chaque instant, au plus profond de son mystère, ce puits sans fond.
Andréine Bel
Lexique
Extéroception : terme scientifique emprunté à l’anglais. Sensibilité à des stimuli venant de l’extérieur. Sensibilité externe.
Homéostasie : (homéo : semblable ; stasie : situation) Tendance de l’organisme à maintenir ou ramener les différentes constantes physiologiques (température, débit sanguin, tension artérielle, etc.) à des degrés qui ne s’écartent pas de la normale (source : TLF).
Intéroception : terme scientifique emprunté à l’anglais. Sensation de la condition physique du corps en général et des viscères en particulier.
Proprioception : du latin proprius : qui appartient à, et capere : recueillir (Vulgaris médical). Recueillir ce qui appartient à soi, ou à l’autre. Perception interne.
Référence pour l’homéostasie :
Antonio Damasio. L’ordre étrange des choses, 2017, Paris : Odile Jacob.