Si l’on essaie de la retenir, l’immanence se dissout comme neige au contact de la peau. Nourrie de la spontanéité de l’enfant, elle ne peut être calculée d’avance. Son jaillissement a la fraîcheur du premier geste. Au pays des humains, l’acte immanent est le premier tracé du premier des sens, le toucher.
Jean-Marie Delassus (1) parlait de proto-regard pour nommer cet acte « renversant » du nouveau-né qui regarde sa mère ou son père pour la première fois et qui est regardé par eux. Ce contact le fait naître au monde, et fait naître ses parents : ils en sortent sens dessus dessous, rien ne sera plus comme avant.
Le proto-toucher est de la même trempe. Ni calcul ni prévision, et pourtant rien n’atteint sa « perfection ». Son adéquation à la situation, sa pertinence dans le dialogue qui s’instaure entre deux êtres n’ont d’égales que sa gratuité : rien n’est donné ni perdu dans ce don qui ne met pas en dette.
La main qui touche pour la première fois ne connaît pas les bonnes intentions et encore moins les mauvaises. En touchant elle est touchée : il n’y a pas de frontières au sein du senti. Mais la distance est bien là, entre moi et autrui, cet espace fécond où la rencontre peut avoir lieu. François Jullien (2) parlerait d’un « écart pour découvrir l’autre », écart « qui sera toujours à recommencer ».
Car le proto-toucher, comme le proto-regard, ne sont pas cet absolu qui nous serait donné à vivre une seule fois dans notre existence, à notre naissance.
L’immanence se révèle à tout instant pourvu qu’on la laisse venir, qu’on ne charge pas le geste d’anticipation, de volonté ni d’enjeux. Une telle action ne peut prendre place que dans le non-faire, lui qui est tellement agissant !
Non pas que le faire, la volonté, les connaissances et les réflexions soient inutiles, bien au contraire : ils sont indispensables à la mastication, la digestion et la maturation de notre interaction avec le monde. Mais ils ne viennent pas sur le devant de la scène immanente.
Le rien faire, on sait qu’il ne fait rien. Mais avec le non-faire, l’action est en devenir, liée à l’instant qui est durée, d’une efficience qui renverse, retourne, redistribue les chances.
Rien n’est jamais gagné pourtant : combien d’essais infructueux avant que la main ne découvre le proto-toucher que le nouveau-né fait « naturellement » puisqu’il ne sait faire autrement !
Notre premier tracé sur la page blanche de l’agir est bien ce qui nous permet de rejoindre les sens dans leur immanence pour que l’action soit comme « la première fois », avec cette simplicité de l’enfant, comme de la maturité…
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Note 1 : Delassus, Jean-Marie (1995). Le sens de la maternité, cycle du don et génèse du lien. St Jean de Braye : Imprimerie Nouvelle.
Note 2 : Jullien, François (2019). De l’écart à l’inouï. Paris : L’Herne, p. 118-119.
Vocabulaire du yukidō
Durée
Concept élaboré par Henri Bergson qui oppose la notion de durée à celle de temps, et qu’il projette dans l’espace.
Immanence
Concept utilisé en yukidō dans un sens épicurien et spinozien, désignant ce qui émerge comme étant la « perfection » à partir de laquelle on peut agir pour améliorer son sort. Par contraste, la transcendance ne se satisfait pas de ce qui est, elle place la réalité dans un « arrière monde »supérieur au monde d’ici bas, et que l’on cherche à atteindre.
Non-faire
Différent du « rien faire » mais proche du « laisser faire », le non-faire dans les arts orientaux a une connotation positive qui envisage l’action sous son aspect immanent.
Proto –
Premier. Delassus appelait proto-regard le premier regard (dans le temps et/ou en intensité et profondeur) que le nouveau-né porte à sa mère ou à la personne près de lui. Par extension, l’auteur emploie les termes : proto-toucher, proto-sens.
Senti(le)
Le senti correspond en yukidō à la perception des cinq sens, mais aussi du sens vestibulaire de l'oreille interne (pour le positionnement dans l'espace), des nocicepteurs (pour la douleur), des thermorécepteurs (pour la température) et de son propre niveau de tension musculaire, ou de son tonus (pour le mouvement). Le senti résulte de l’extéroception (cutanée), de la proprioception (interne au corps) et de l’intéroception (qui concerne plus particulièrement les viscères et vaisseaux).