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Apprendre le Yukidō

March 2018
汀まで 忘れな草の なだれ咲き

Jusqu’au bord de l’eau
les fleurs bleues du souvenir
comme une avalanche

Akiko Noguchi

Pas de cartes de points énergétiques à suivre ni de technique à apprendre. Impossible pour l’élève d’imiter qui que ce soit : les mouvements des mains sont le plus souvent invisibles de l’extérieur et infiniment complexes, lorsqu’elles « accompagnent » les sensations internes.

Mais les atouts sont importants :

Le souvenir : c’est parce que l’on a déjà perçu une sensation en soi que l’on peut la reconnaître chez autrui.

Les besoins : les sensations qui sortent de la « normale » guident les mains vers la réponse la plus adéquate possible.

L’effort vital : nous pouvons apprendre quelque chose de cet involontaire qui travaille à réajuster l’organisme.

Ces trois atouts que sont la mémoire sensorielle, la perception du besoin et l’effort du corps pour maintenir sa santé, sont ce qui va permettre au débutant, puis à l’apprenti et enfin au praticien de yukido d’apprendre chaque jour. Les questions émergent : qu’est-ce que les mains perçoivent, quel rapport entretenir avec les sensations, qu’en faire ou ne pas en faire ?…

TRANSMETTRE

Transmettre le yukido, je l’ai fait toute ma vie (même si j’ai nommé ma pratique en 2014 seulement). J’ai mis trente ans à trouver une forme de transmission en accord avec le fond de cette pratique. Le processus d’auto-apprentissage et de recherche coopérative dans nos ateliers (de 1998 à 2016, à Venelles, Lambesc puis Aix-en-Provence) a été pour moi une pierre de touche. Discernement et esprit critique sont devenus des outils remarquables et structurants pour l’apprentissage.

ENSEIGNER

Enseigner le yukido, est-ce impossible, illusoire, casse-cou ? Pas de reproduction ni d’imitation envisageables, et encore moins d’anticipation du geste à faire. Alors, que reste-t-il ?

La mémoire sensorielle se développe : on apprend à devenir « une main », comme d’autres deviennent « des nez » (en parfumerie). Il faut juste pratiquer au quotidien, s’exercer sans effort mais en conscience et avec constance. On apprend à discerner, nommer et situer les sensations. On les compare, on perçoit leur interaction, leur infinie évolution. C’est ainsi que s’enrichit la palette des sensations internes et la capacité à les refléter.

La perception du besoin, nous l’avons tous au quotidien : j’ai besoin de me couvrir, de boire, de m’étirer… C’est immédiat, involontaire/spontané et conscient.

Bien sûr, coutumes, interdits et idéaux peuvent bagarrer avec « ma » perception de « mes » besoins, les interpréter et anticiper la réponse à leur donner.

Mais là nous avons un autre atout : l’évaluation sensorielle. Si la réponse apportée me fait du bien sur le court, moyen et long terme, je peux en déduire qu’elle a comblé au moins en partie mes besoins. Sinon, mon corps proteste : l’alerte persiste, s’accentue ou se déplace. Le terrain se normalise seulement lorsque les sensations s’apaisent : on se sent « frais et dispos ».

Pour les mains qui accompagnent en yukido, c’est le même processus. Elles répondent aux besoins qu’elles perçoivent, de manière immédiate, involontaire/spontanée et consciente.

Bien sûr, les enjeux tels que procurer du bien-être et prouver que l’on est un bon praticien vont interférer et essayer de prendre le contrôle. C’est là le plus difficile : renoncer à vouloir pour l’autre. Il faut laisser toute latitude à l’involontaire — celui de l’accompagné comme de l’accompagnant — pour qu’il indique les besoins de l’organisme et le chemin à prendre pour l’aider.

Quant à l’effort du corps pour persévérer en son être, cela se vérifie à chaque instant : le cœur continue à battre qu’on le veuille ou non, et c’est heureux ! La peau cicatrise sans qu’on n’y soit pour rien, le fœtus, dans des conditions normales, se développe sans que sa mère n’ait à penser à quoi que ce soit. La seule difficulté, c’est d’être à l’écoute de cet involontaire créatif et de le devenir soi-même.

Tout le reste de l’enseignement du yukido découle de ces bases. Qu’est-ce que la santé, quand et comment « soigner », quelle éthique respecter, quelle relation de soin établir et dans quelles limites… Tout cela se met en place si l’on ne passe pas des années à faire n’importe quoi avant de s’autoriser à réfléchir à sa propre pratique. Discerner, évaluer, critiquer sont indispensables.  L’involontaire est délicat et de haute précision, la main sera toujours trop grossière pour l’accompagner parfaitement dans ses besoins, mais heureusement le vivant à une certaine tolérance à la maladresse et un appétit presque inextinguible pour ce qui lui convient.

Courage donc aux débutants (on le reste toute sa vie), aux apprentis (de même) et aux praticiens créatifs qui toujours remettent leurs connaissances sur le métier !

Andréine Bel